Écrivain

Je n’aurai jamais soupçonné qu’écrire se révélerait transcendant à ce point..

A son arrivée en France après son naufrage aux Antilles, en 1958, Bernard Moitessier se lance dans l’écriture de ses aventures, sur la proposition de Jean-Michel Barrault qui écrit lui-même dans le magazine Le Yacht et incité par l’exemple de Jacques-Yves Le Toumelin (« Kurun autour du monde »). Tout en travaillant comme visiteur médical, il écrit dans les salles d’attente des médecins et dans les cafés.

« Bien au chaud dans un bistrot, après avoir terminé mon travail de la journée, la boue et le froid qui règnent dehors deviennent mes alliés en me permettant par contraste, de retrouver la vague d’étrave de Marie-Thérèse projetant des arcs-en-ciel radieux sous le soleil de l’alizé » confie-t-il dans son journal.

« Il me donnait ses chapitres à lire au fur et à mesure et se fiait à mon expérience de l’écriture. Et il est allé au bout de ce livre. Je l’ai guidé ensuite chez Flammarion. » raconte Jean-Michel Barrault. Ce travail d’écriture est une découverte pour lui et va se révéler un sésame formidable pour la suite et le début d’une œuvre littéraire et d’une nouvelle source de revenu. Le succès du livre « Un vagabond des mers du sud » sorti en 1960 va lui permettre de construire son prochain voilier Joshua avec le soutien d’un architecte Jean Knocker et d’un industriel Jean Fricaud, tous deux conquis par ses aventures. L’ancien « cancre » à l’école est devenu écrivain !

Écrire pour raconter et partager ses expériences, à la fois ses déboires et ses joies sur l’eau ; et aussi pour transmettre avec générosité des informations, des astuces, des savoir-faire pour naviguer, qu’il rajoute dans un appendice technique. Il a à cœur de partager pour tous, y compris pour les non initiés de la voile.

« Bernard avait cette qualité merveilleuse : toute histoire qu’il racontait se transformait en conte. Il vous expliquait les signes qui président aux événements et qu’il « recevait ». Cela, il le tenait de son enfance au milieu des pêcheurs du golfe de Siam» nous dit Jacques Arthaud, son éditeur, « toute opération qu’il décrit, au lieu d’être technique, nous emmène dans une histoire fabuleuse. Au lieu de parler chiffres, il parle événement, suscite des sensations. »

Au fil des années et des livres, l’exigence se fait de plus en plus grande dans sa façon de rendre par l’écriture des moments forts que la mer lui a offerts de vivre. Car il souhaite au-delà du récit des faits ajouter ce qu’il appelle la « troisième dimension », que l’on peut nommer dimension spirituelle ou poétique, une dimension qui élève. C’est ainsi qu’il aura des remords à avoir terminé trop vite son « Cap Horn à la voile », transcrivant son journal de bord au lieu de travailler la forme du récit des derniers chapitres mais il va pouvoir les réécrire avec l’accord de son éditeur pour les éditions suivantes.

Le temps de l’écriture va augmenter au fil de ses livres : six mois pour « Vagabond des mers du sud », neuf mois pour le « Cap Horn à la voile », deux ans pour « La Longue Route » et huit ans et demi pour « Tamata et l’Alliance ».

Les premiers livres sont des récits d’une tranche de vie sur l’eau et d’expériences toujours riches et fortes. Ils sont une ouverture vers un univers, un appel aussi à partir ou seulement à rêver.

« Après avoir lu Vagabond des mers du sud, nous rêvions de cette fraternité entre vagabonds et autres oiseaux du large que nous avions découverte à travers ce livre et de copains que l’on retrouve d’escale en escale. » Gérard Janichon

Dans « Cap Horn à la voile », après la description du vagabondage sur la route des alizés avec sa femme, c’est un récit palpitant de la « route logique » du retour par le Cap Horn avec la description impressionnante de six jours et six nuits de dépression à se relayer à la barre.

« La longue route » va devenir un best seller, ouvrage que l’on retrouve dans toutes les bibliothèques de marins, se révélant au-delà du récit d’aventure de mer, un hymne à la mer et au couple homme-bateau qu’il formait avec Joshua lors de son tour du monde et demi en solitaire et sans escale en 1968-1969.

Le quatrième, «Tamata et l’Alliance » est un récit autobiographique qui couvre sa vie entière, ses mémoires, dans lequel il cherche à transmettre ce que la vie lui a enseigné.

Le dernier « Voile, mers lointaines, îles et lagons » est un livre technique posthume.

Ses livres ont eu tout de suite un grand succès et sont toujours réédités.

Son rapport à l'écriture

L’écriture est une histoire très semblable à celle des palmes : on couche en charabia sur le papier une idée encore diffuse pour essayer d’y voir plus clair, on la malaxe comme le potier pétrit sa glaise sans regarder passer le temps, et la glaise prend la forme d’un acte qui se développe lentement. 

Le travail d’écriture a nécessité rigueur et discipline quotidienne, un travail lent de perfectionniste qui n’hésite pas à remettre sans cesse en question ses écrits et qui demande un feedback de relecteurs souvent écrivains eux-mêmes.

« Je l’ai vu écrire dans la douleur et l’exigence du travail bien fait. Il pouvait n’écrire que huit cents mots en une journée et tout recommencer le lendemain. Il m’a montré comment se mettre au travail aujourd’hui et s’y remettre demain et encore après-demain, en recherchant une perfection toujours possible. » Jim Boyack

Il entretient une relation étroite avec son éditeur Jacques Arthaud et il a besoin de son contact pour finaliser le manuscrit.

« Quand on a travaillé sur son manuscrit de Cap Horn à la voile, on s’est enfermés pendant deux ou trois jours dans le bureau de mon père où il y avait deux canapés Knoll fort peu confortables. Nuit et jour, on travaillait. On dormait deux heures. Dès que l’un bougeait, l’autre se réveillait et on reprenait la lecture. C’est le seul auteur avec lequel j’ai fait un tel travail. »

Pour La Longue Route, avant de remettre le manuscrit à son éditeur, il le fait venir à Moorea et ils passent huit à dix jours ensemble à faire une lecture commune, presque jours et nuits.

« Avec Bernard, il n’y avait pas de problème concernant la syntaxe ou l’emploi des mots, comme j’ai pu en avoir avec d’autres auteurs, mais il avait des problèmes de conscience fabuleux. » Jacques Arthaud.

« Bernard ne s’estimait pas écrivain mais il prenait beaucoup de temps, énormément de temps pour travailler ses livres et les peaufiner, il avait la volonté de trouver le mot exact pour que la chose exprimée fonctionne. » explique Gérard Janichon, lui même écrivain.

Pour « Tamata et l’Alliance », il a parlé pendant longtemps de ce projet de livre-testament avant de s’y mettre vraiment efficacement, quittant même les Etats-Unis pour s’isoler à Tahiti ; puis suite à sa rencontre avec Véronique, il a tenté la région parisienne et essayé de se faire aider par quelqu’un qui écrirait à sa place, en désespoir de cause, mais cela n’a pas fonctionné non plus. Lentement, il a réussi à élaborer ce texte qui lui a fait revivre sa vie entière. Il n’a pris contact avec son éditeur qu’une fois la majorité des chapitres écrits. Françoise Verny, responsable éditoriale chez Arthaud-Flammarion, l’a encouragé à terminer.

De nombreux amis, écrivains ou pas, étaient mis à contribution pour relire au fur et à mesure des chapitres. Parmi eux : Michka et Hugo Verlomme, Jean-Michel Barrault, Dominique Charnay, Ileana Draghici, Véronique Lerebours, René Tournouer, Isabella Conti et bien d’autres.

Les outils de l'écriture

Moitessier écrit à la main, sur des feuilles blanches, qu’il va ensuite raturer, corriger. Il découpe les paragraphes à conserver et colle les feuillets les uns à la suite des autres jusqu’à former un long parchemin. Ensuite, il saisit le tout sur sa machine à écrire et recommence à améliorer avec ciseau et colle. Plus tard, vers la fin des années 1980, il découvre les possibilités de l’ordinateur dédié au traitement de texte qui lui change la vie, avant d’acquérir un ordinateur portable pour finir son livre en Polynésie.

Quand il écrit, il se consacre entièrement à cette tâche. Sa discipline de vie est alors une alternance de temps d’écriture, chez lui et dans les cafés, et de sport : piscine et footing, et ses détentes sont la lecture et les rencontres amicales.

« Je m’étais fait de Bernard Moitessier l’image d’un homme très proche de la nature, aimant la vie au grand air, et je fus étonné de voir que son bateau était mouillé en bordure du quai de Papeete, c’est-à dire en pleine ville, à proximité des voitures. (…) Il m’a expliqué qu’il avait besoin d’être proche du stade pour courir, non loin de la piscine où il nageait tous les jours et qu’une certaine agitation autour de lui se révélait favorable à l’écriture. » Alain Plantier

Une étroite relation entre l'expérience vécue et le récit

Son premier récit :  « Un Vagabond des mers du sud » lui permet de rebondir, c’est presque un acte thérapeutique, ou de résilience, après ses deux naufrages. Il y découvre le plaisir d’écrire et surtout une source de revenu.

Pour son deuxième, « Cap Horn à la voile », il rencontre Jacques Arthaud qui décide de le publier et il se remet à l’ouvrage comme suite logique après son grand périple avec retour par le Cap Horn.

Et là, la situation change : son exigence et ses cas de conscience l’amènent à réaliser des exploits. Ne pas faire de son mieux jusqu’au bout dans l’écriture de ce livre lui donne des remords, jusqu’au sentiment de trahison et il trouve comme solution pour se racheter de repartir en mer vivre une expérience extrême, jamais réalisée encore, le tour du monde en solitaire et sans escale, pour pouvoir la retranscrire ensuite dans un livre qu’il prendrait le temps d’écrire « dans les trois dimensions ».

C’est donc un projet global de navigation pour l’écriture, sans concession, qu’il se fixe à lui-même. Ce qui va lui entraîner des complications morales pour adhérer à un projet de course avec prix à la clé et pour toucher des droits d’auteur sur le livre terminé. Ce challenge personnel : navigation autour du monde + récit/témoignage forment un tout indissociable qui doit rester exempt de toute compromission, ou convoitise personnelle (financière ou recherche de gloire). Ce qui va l’amener d’une part à ne pas terminer en course et d’autre part, à céder ses droits de « La Longue Route » au Pape pour aider à reconstruire le monde.

Enfin, l’écriture prend le dessus quand il lui devient impératif d’écrire « Tamata et l’Alliance », récit d’une vie, où il révèle ses racines  avec les joies de l’enfance et les drames de la guerre, et nous fait parcourir avec forces descriptions son cheminement de vie et ses enseignements, avec le souci d’honorer ceux qui l’ont marqué, formé, et aidé tout au long de sa vie. Il partage avec le lecteur sa vision d’un monde qui va mal mais qui change et propose une voie d’évolution de l’humanité en laquelle il croit. Pour cela, il cherche le lieu et le moyen de prendre le temps de mettre en œuvre ce projet, au prix finalement de l’éloignement de sa famille, de son bateau et de la mer.

Ce livre va lui demander énormément de travail, empreint de doutes, de découragement et de joies, et va prendre une ampleur plus importante qu’initialement prévu.

Cette quête du Graal a duré huit longues années de terribles batailles. Contre les fantômes du passé. Contre ceux du présent. Contre ceux que je détectais ça et là parmi les ombres du futur. Et contre moi-même…

Le premier titre était « Tamata, l’utopie d’Ahé » et comportait 14 chapitres. Il va se transformer en « Tamata et l’Alliance » et comporter 24 chapitres.

Pendant toute sa vie de marin, il note astuces, conseils des copains, articles et il envisage d’écrire un jour un livre technique de voile pour aider les aspirants navigateurs à se lancer dans l’aventure. Il a ainsi amassé un nombre important de notes et d’articles et cherche à en faire un livre avant de se lancer dans ses mémoires mais finalement, c’est après la sortie de « Tamata et l’Alliance » qu’il demande un contrat à Flammarion pour éditer ce livre technique. Alité, en phase terminale de son cancer, il travaille à partir des textes ressaisis et tente de rassembler et d’introduire ce travail de compilation. Malheureusement, il n’ a pas le temps de le terminer. Sa compagne, Véronique Lerebours, va le mettre en forme suite à l’accord de Charles-Henri Flammarion et ce livre posthume sera édité un an après sa mort, sous le titre qu’il avait choisi : « Voile, Mers lointaines, îles et lagons. »

Correspondance et articles

Au-delà de l’écriture de ses livres, Bernard Moitessier a entretenu une correspondance très fournie avec d’innombrables amis à travers le monde, avec Jean Knocker, l’architecte de Joshua, devenu son « oncle Jean », Jacques Arthaud, son éditeur, Pierre Lavat, directeur de Bateaux, Jean-Michel Barrault, Gérard Janichon… ainsi qu’avec des personnalités et des journalistes pouvant relayer ses idées pour faire évoluer les consciences.

Il a aussi écrit des articles dans la revue Bateaux pendant des années, de 1961 à 1971, et entretenu une correspondance étroite avec son directeur Pierre Lavat.