Terrien

 J’ai toujours cru à la sueur que l’on donne à la terre.

 

L’évolution de l’enfant libre du golfe de Siam à l’adulte soucieux de l’avenir de la planète.

 

Les premiers contacts marquants avec la terre pour Bernard Moitessier ont lieu dans le golfe de Siam, où il passe ses vacances en complicité avec ses amis les enfants des pêcheurs. Ils y vivent « comme des animaux de la forêt », tous les sens en éveil. Il marche pieds nus pour sentir le sol et ses dangers :

« …les longues courses pieds nus dans la forêt d’Indochine avec mes frères pour le miel sauvage… les piqûres d’abeilles… les chasses au lance-pierres… »

Il en fera par la suite une forme de constat :

« Les gens qui marchent pieds nus à chaque occasion (au lieu de toujours garder leurs pieds prisonniers dans des petites cages en cuir) développent probablement un meilleur contact avec la terre en général : les pieds deviennent plus « intelligents », ils savent marcher correctement, on dirait qu’ils ont des antennes pour éviter les mauvais coins, les épines, les cailloux trop pointus. »

A l’écoute et à l’affût pour chasser les oiseaux, le jeune Bernard vit cela comme une quête :

« C’est par la peau qu’il écoute maintenant, …dans le sombre de la forêt où il cherche ce quelque chose qui a forme d’absolu. »

Avec sa mère, il se nourrit du « Livre de la jungle », avec sa nourrice chinoise, il apprend le respect de la terre nourricière qui donne en retour.

« Je revois ma nourrice chinoise lorsqu’elle m’apprenait, enfant, à me coucher face contre terre quand j’étais épuisé par un effort trop violent ou que j’étais méchant. Et plus tard, quand j’ai grandi, elle me disait que la terre donne sa force et sa paix à ceux qui l’aiment et savent reconnaître son haleine. »

Formation agricole

A 16 ans, il entre dans la nouvelle École d’Agriculture à Bencat (1941) en lisière de forêt, à 50 kms de Saigon. Il en retiendra les leçons du directeur Jean Bouillère, ingénieur agronome :

« Le meilleur arrosage pour la terre, c’est d’abord la sueur de l’Homme, elle vient loin devant toutes les pluies et tous les fleuves du monde. »

et il restera fasciné par le rôle des micro-organismes dans la transformation organique et le compost.

« Dans son cours d’agriculture générale, le phénomène mystérieux des transformations de l’azote primaire en azote assimilable par les plantes prenait la forme de contes de fées… Jean Bouillère, (…) recréait en nous le Jardin Enchanté des microorganismes amis des racines et des petites bêtes qui grouillent sous nos pieds quand la terre est contente ».

A 18 ans, responsable d’une plantation d’hévéas à Long Than, propriété de la SIPH, Société Indochinoise de Plantation d’Hévéas, il a des centaines de coolies (ouvriers agricoles) sous ses ordres. Il supervise le creusement des trous et la préparation de la terre en appliquant des rythmes qui correspondent à sa propre capacité physique et il frôle la révolte des coolies. A cette époque, « organisation, efficacité, rendement » sont les trois piliers de sa vie professionnelle.

Il sera sensible à l’histoire de la plantation d’hévéas en Indochine, grâce à l’idée visionnaire d’un homme ayant importé des graines depuis le Brésil.

« ...l’empire du caoutchouc. (…) Un Empire qui a créé déjà trois millions d’hectares d’hévéas en Asie du Sud-Est, 130 000 ha en Indochine. Et ces immenses plantations (…) ces arbres à caoutchouc… ils sont nés d’une poignée de graines ! Une poignée de graines apportées du fond de la jungle brésilienne voici soixante ans par un homme qui était prêt à jouer sa peau pour transformer le monde. »

Entraîné par la fascination de participer à l’extension de cet empire sur des terres arrachées à la brousse, il s’y donne à fond. Mais, très vite, il ressent le piège de l’isolement du planteur et rejoint son père dans sa maison commerciale qui souhaiterait voir son fils aîné reprendre plus tard la succession.

L'homme qui plantait des graines et des arbres, « écolo » avant l'heure

Tout jeune, avec ses frères, il est attiré par les îles où ils débarquent avec leurs petites pirogues dans le golfe de Siam. Et sur un de ces îlots, dépourvu d’eau et de fruits, il ira plus tard, jeune capitaine sur sa jonque de transport, planter cocos germés et noyau de mangue « pour qu’il y ait aussi de l’eau et des fruits sur l’îlot de mon enfance. Un cocotier pour chacun de mes frères et le manguier pour moi. »

Et ce geste, il va le faire et refaire tout au long de sa vie, partout où il passe, que ce soit sur les quais de Papeete, à Tahiti, à Ahé aux Tuamotu, sur l’atoll de Suvarov,  ou celui de Caroline Island, à Tahaa et Raiatea, ou encore en séjour en Israël ou en balade sur les routes de France, avec cette vision d’un futur transformé.

La prise de conscience, en mer en 1968-1969, de l’interdépendance Homme-Nature :

Pendant son tour du monde en solitaire, une lente transformation va avoir lieu.

« ...ce long face à face avec moi-même (…) amorce d’une vision plus haute et plus étendue de nos responsabilités sur cette planète. »

Il lit beaucoup, entre autres, « Avant que Nature meure» de Jean Dorst et « Les Racines du ciel » de Romain Gary. Ce dernier a comme thème la défense des éléphants et de leur espace vital par le héros Morel, pour le salut de l’humanité, et rentre en résonance avec ce qu’il vit, la prise de conscience de cette nature partie intégrante de l’humanité ou de l’humanité partie intégrante de la nature. « …ces racines du ciel que Romain Gary a si bien senties en lui et qu’il a su nous faire sentir par Morel, à travers la charge libre des éléphants faisant trembler la forêt, pour maintenir cette marge sans laquelle l’homme ne serait plus homme. »

Il en émerge une vision de la dramatique prise de pouvoir de l’Homme sur la nature et ses ressources naturelles et de Sa responsabilité.

« Ce n’est pas une aventure de mer, mais une aventure intérieure. Loin du monde, l’esprit s’élève, on ne distingue plus le détail mais l’ensemble, l’essentiel se dégage. On ne voit plus les arbres mais toute la forêt devient visible, avec ses coupes sombres, les ravages causés par l’homme et aussi ses oasis de paix et d’équilibre où vivent les éléphants qu’il faut défendre. On ne voit plus les maisons, mais on voit les villes, fourmilières où l’humanité grouille sans air, sans arbre, sans oiseaux et sans soleil, après avoir détruit la beauté et l’équilibre qu’elle croyait inutile. »

Après ce tour du monde, il se servira de sa notoriété pour alerter et proposer des solutions à travers des courriers aux autorités, des articles pour les journaux, à travers ce qu’il appellera des « raids », dont l’appel aux maires pour planter des arbres fruitiers sur le domaine public, qui sont repris dans les « plaidoyers ».

Papeete, Tahiti, 1969-1972 : une fois arrivé à terre, après son tour du monde, Joshua amarré à quai, il s’insurge contre la bétonisation des quais et tente de préserver un coin de verdure en plantant quelques bananiers. Avec ses amis vivant sur leurs voiliers au bord du quai, il écrit une lettre au maire de Papeete :

« …on aurait pu faire la route sans saccager l’ombrage ni tuer des arbres centenaires…Les grillons et les oiseaux ont besoin eux aussi de verdure pour vivre et les hommes, même quand ils ne le savent pas, ont besoin des grillons et des oiseaux, pas seulement de ciment et d’électricité. »

Il trouve un soutien auprès de l’association « les Amis de la terre » d’Alain Hervé qui ont pour objectif de « protester contre la civilisation démente qui nous est imposée, plaider pour la restauration d’un équilibre entre l’homme et la nature. Nous opposer à la dévastation, par des promoteurs, des territoires encore presque vierges et équilibrés. Réhabiliter non seulement l’idée de nature, mais la nature elle-même aux yeux des citadins qui ont tendance à vouloir la mettre en musée. »

Il va découvrir, en 1973, un atoll, Suvarov (appartenant aux îles Cook), où vit en ermite Tom Neale, un néozélandais venu s’y installer à l’âge de 50 ans. Cet atoll va devenir le lieu de prédilection pour se ressourcer et transformer un îlot en plantant 130 cocotiers ainsi que des papayers dès son premier passage, avec l’aide de sa compagne Ileana. Deux ans plus tard, il ne reste que cinq plants de cocotiers et il recommence et plante une cinquantaine de noix germées. Et il en sera ainsi à chaque passage avec Joshua. Inlassablement, il plante. Il creuse aussi un puits, découvrant que sur un atoll, il y a toujours moyen de trouver de l’eau douce surnageant sur l’eau de mer.

Nouvelle Zélande 1973 : Il entretient le jardin potager des ses amis à Opua.

Israël à Ein Karem 1974 : Au sein d’une petite communauté, près de Jérusalem, il manie à nouveau la pelle et la pioche pour développer un jardin potager et un verger, en dehors des heures de méditation, d’écriture et de taichi.

« Si je devais tout oublier de mon passage à Ein Karem, une chose au moins ne s’effacerait pas : un bon trou de concombre donne à manger quelques semaines, tandis qu’un cerisier, un prunier ou un noyer prodigueront leurs fruits cinquante ou cent ans ; or, c’est la même quantité de sueur pour creuser un bon trou de concombre ou planter un noyer. Et le noyer a une chance de tenir plus longtemps que les bonnes intentions. »

Il plante et il transmet son expérience…

Caroline Island 1989 : Venu rendre visite à des amis Ron et Anne Falconer installés sur cet atoll désert, depuis deux ans, Bernard Moitessier les entraîne à la création d’un compost à base de feuilles de veloutiers, de terre végétale, de concombres de mer, le tout arrosé d’urine récupérée.

« Cela a duré plusieurs jours. Bernard s’est appliqué à tout découper en petits morceaux à coups de machette.(…)  J’ai été frappée par l’énergie que Bernard déployait, la fougue qu’il mettait à terminer ce travail et la conviction que cela était indispensable.(…) et le compost a fait partie intégrante de notre vie pendant le reste de notre séjour à Caroline. » Anne Christophe dans «Bernard Moitessier au fil des rencontres. »

Tahaa 1993 : Un an avant sa mort, de retour en Polynésie, fatigué, Bernard Moitessier se repose chez des amis sur l’île de Tahaa.

« Quand nous revenions le samedi, nous étions agréablement surpris de trouver les palmes et les cocos ramassés en tas et l’amorce d’une zone cultivée là où le sol n’avait pas encore été fertilisé. Il plantait brin à brin des boutures d’herbe prélevées ça et là. Il traçait des sillons et y déposait des graines préalablement séchées puis soigneusement arrosées. » Bernard Champon

« Il a planté des graines dans l’esprit de beaucoup (…) ; en terre aussi il plantait des petites graines. Sur l’île de Tahaa, il a patiemment planté, herbe par herbe, dans la boue, entre les troncs de cocotiers et les trous de tupas, toute une pelouse. (…) L’action qui m’a le plus marquée, ce n’est pas le passage du cap Horn mais le fait de planter cette pelouse tige par tige à l’heure du crépuscule de la vie. » Céline Casalis

Pluneret, commune voisine du Bono dans le Morbihan 1990-1992

Il plante des fruitiers : prunier, pommier, poirier, cerisier, vigne, et démarre un potager et un compost dans le petit jardin autour de la maison où il vient se ressourcer en quittant un temps la région parisienne pour un moment de détente avec Véronique.

1975-1978 L'expérience d'Ahé, Tuamotu, Polynésie Française

De retour d’Israël, Moitessier s’installe dans un atoll des Tuamotu, à 250 miles dans l’Est-Nord-Est de Tahiti : Ahé, avec Ileana et leur fils Stephan. Pendant trois ans, ils vivent en autarcie sur leur bout de terre, mettant en pratique pour eux mêmes la création d’un potager et d’un verger avant de tenter d’étendre la méthode auprès des villageois.

Au départ de Tahiti, il transporte à bord de Joshua un chargement impressionnant :

« Une tonne de terre en sacs de 50 kgs, plus quatre sacs de crottes de poules pour démarrer nos cultures potagères dans les meilleures conditions possibles ; trois rouleaux de grillage pour empêcher les poules du village de dévaster nos tomates et nos potirons ; cinq citronniers en pots ; quatre plaques de verre d’un mètre cinquante sur un de large, qui deviendront peut-être un convertisseur d’eau de mer en eau douce, par condensation, (…) dix sacs de ciment pour une citerne ; quatre feuilles d’aluminium avec deux vitres et le klégécel nécessaire, dont je pense fabriquer un four solaire destiné à la cuisine (…), trois matelas (…), dix bidons de pétrole, trente kilos de clous, …tout le plancher de nos futurs farés. »

Ils s’installent sur un petit motu (îlot) Poro-Poro, à l’écart du village de Tenukapara, près de quelques cocotiers non loin de leurs voisins et amis, Patrick et Diana Humbert, à l’invitation de Raumati et Tepuku. Le sol y est aride, sans ombre, entre sable et corail. Pour la première fois, il éprouve le besoin de s’installer pour un temps et « faire alliance avec la terre ». Après la construction de leur faré (maison tahitienne) en bois locaux, et sur pilotis, de leurs propres mains, vient la construction d’un parc à poissons ainsi que le potager (pastèques, concombres, citrouilles, tomates) protégé par l’ombrage de feuilles de cocotiers et le verger (papayers, citronniers). Il met en route le compost, à base de troncs pourris, de palmes coupées menu, de crottes de poule, d’un peu de bonne terre, et arrosé d’urine. Il creuse un puits à coup de barre à mine. Pour maîtriser la chaleur étouffante des zones de corail, la technique consiste à recouvrir le sol de palmes de cocotier en une couche épaisse que les insectes colonisent progressivement jusqu’à constitution d’une couche d’humus.

Les ennemis sont les moustiques et les rats qui détruisent les noix de cocos. Pour les moustiques, il utilise la méthode pratiquée en Indochine : créer une fine nappe de pétrole à la surface de l’eau et surtout éviter l’eau stagnante à l’air libre. Contre la destruction des noix de coco par les rats qui grimpent au cocotier pour les percer, il bague les troncs d’une plaque de zinc, empêchant les rats d’atteindre les noix. Contre le vent, ils créent des palissades de palmes.

Ils arrivent ainsi à transformer leur motu à force de beaucoup de sueur et d’astuces et surtout d’une vision à plus longue portée.

« Une fois les farés debout, le jardin potager en route, le parc à poissons établi, les cocotiers bagués et les moustiques supprimés, nous voyions peu à peu le motu aride se transformer en oasis verdoyante et productrice avec les moyens du bord, les ressources locales et pas mal de sueur. Bernard voyait non seulement notre petit coin, mais le village de Tenukupara et l’atoll tout entier prospérant grâce à ses méthodes simples et efficaces et même plus tard les innombrables Tuamotu. (…) Il en faisait sa mission : de la plantation d’arbres fruitiers, du combat contre les rats, du baguage des cocotiers, tout le monde en bénéficierait. Bernard était un catalyseur. » Ileana Draghici

Ainsi, il va tenter d’entraîner ses amis villageois à faire de même, une fois les premiers résultats acquis au niveau de leur propre jardin et ils donnent des fruitiers au village. Et il va devenir Tamata, celui qui répète ce mot inlassablement, « Tamata ! » : « essayer » ! en tahitien, ce qui revient à exhorter : « osons faire autrement ».

Entre autres , il tente d’éradiquer les rats en important des chatons de Tahiti qu’il distribue aux villageois. Malheureusement, ceux-ci ne sont pas nourris avec les précautions nécessaires à leur jeune âge, et devant partager leur nourriture avec les chiens, ils ne survivent pas.

Cette vie de terrien va prendre une autre dimension pour Bernard Moitessier, une dimension que l’on pourrait qualifier de communautaire et spirituelle :

« L’idée clé qui me guidait (et qui m’avait été enseignée par le travail réalisé sur notre petit motu), c’est que la création de soi et la création du monde vont de pair. Dit d’une autre façon : nous ne pouvons évoluer qu’à la condition de créer le monde. « Créer le monde » est un terme général voulant dire « participer consciemment à la création du monde ». Extrait d’une correspondance de Bernard Moitessier racontant l’expérience d’ Ahé.

Moorea 1979

Après l’expérience d’Ahé, qui s’est avéré un relatif échec dans la tentative de transformer les mentalités localement, retour à Moorea où la terre est plus propice à la culture.

« … j’ai retrouvé mes marques : la pelle et la pioche ! Je démarre le potager. Une terre superbe qui se laisse pétrir dans les mains et coule entre mes doigts, promesse de fécondité ! »

1980 La campagne pour la plantation d'arbres fruitiers sur le domaine public

1980 La campagne pour la plantation d’arbres fruitiers sur le domaine public.

Avant de partir pour les Etats-Unis, se souvenant des rues de Saïgon bordées d’arbres fruitiers, il lance une campagne en faveur de la plantation d’arbres fruitiers dans le domaine public en France.

Papeete 1985

« Je me souviens qu’il conservait les noyaux pour les planter ensuite dans les jardins publics qui bordaient le quai. Il disait : « Tu vois, c’est un geste simple, ça ne coûte rien et dans quelques années les gamins seront contents d’avoir des mangues à manger. » Témoignage de Christophe Fuchs à Tahiti sur sa rencontre en 1985 dans « Bernard Moitessier au fil des rencontres. »

1994 Le Bono, la tombe jardin

Et tout naturellement, sa tombe s’est improvisée telle un jardin le 21 juin 1994 au Bono :

« Alors, on est allés le mettre en terre comme on l’aurait fait d’une graine. (…) La personne qui avait creusé le trou et réparti la terre en trois tas distincts nous a mis sur la piste d’enterrer Bernard comme le génial jardinier qu’il était. (…) Une fois le cercueil descendu au fond, nous avons rebouché le trou nous-mêmes. (…) et sur sa tombe jardin, on a terminé en plantant un arbre qui donnerait des fruits, comme il en avait lui-même tellement planté, un olivier en l’occurrence; et puis, tout de même, j’y ai mis un plant de chanvre... » Michka dans «Bernard Moitessier au fil des rencontres»